Conservé au Service historique de la marine à Vincennes (et à Brest), le rapport Pinczon du Sel est fondamental pour l´étude du Mur de l´Atlantique sur le littoral français. En effet, ce rapport dresse un inventaire des fortifications côtières allemandes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Ce fonds d´archives est accessible dans son intégralité en salle de lecture du Service Historique de la Marine à Vincennes. Le rapport Pinczon du Sel est composé de plusieurs dossiers appelés "livres". Les livres concernant la Bretagne portent les numéros IV et V : "Le Mur de l´atlantique : la Côte de la Manche et de l´Atlantique du Mont Saint-Michel à Laïta", "Le Mur de l´Atlantique : la côte Atlantique de la Laïta à la Baie de Bourgneuf". Au Service Historique de la Marine à Brest, le rapport Pinczon du Sel est connu sous le nom de rapport Seyeux - Delpeuc´h.
Historique du rapport
Dès 1944, l´amiral Lemonnier, chef d´État-major général de la Marine, fait relever la liste et les plans des ouvrages et obstacles du Mur de l´Atlantique. Pour la Marine, l´inventaire des réalisations défensives allemandes a un double intérêt : historique, garder dans les archives, le bilan de ces travaux et des dispositions que le Commandement allemand avait prises ou envisagées, et militaire : "dégager, pour l'avenir, les enseignements de la dernière guerre, sur cette question de la défense des côtes de France". A partir de 1946-1947, l´État-major général de la Défense Nationale (EMDN) se préoccupe du classement de ces ouvrages en créant la commission de classement des ouvrages militaires construits en France durant les hostilités. Celle-ci deviendra par la suite, la Commission de Classement des Ouvrages ex-Allemands (CCOA), rattachée ensuite à la Commission de Déclassement et d´Aliénation des Ouvrages Anciens (CDAOA). Ce classement a pour but la récupération et la conservation d´ouvrages ex-allemands pour l´organisation défensive et l´équipement économique du pays. En 1948, ces ouvrages sont considérés comme un "capital pour le pays en cas de conflit futur".
La Commission de Classement des Ouvrages ex-Allemands est divisée en deux sous-commissions se répartissant l´inventaire suivant des critères purement géographiques :
- La Sous-commission de Classement des Ouvrages militaires de l´Intérieur Construits pendant les Hostilités (SCOICH) dépendant de l´Inspection du Génie recense la "série d´abris situés à l´arrière de la ligne côtière, un certain nombre de carrefours routiers, quelques embryons de front de terre protégeant certains points". Cet inventaire est conservé au Service Historique de l´Armée de terre à Vincennes (Série 3 V).
- La sous-commission des ouvrages de côtes relevant du ministère de la Marine dont le rapport Pinczon du Sel est le résultat.
Sont considérés comme ouvrages côtiers "non seulement ceux édifiés sur le littoral, mais ceux construits sur une profondeur de quatre kilomètres environ à l´intérieur des terres".
Derrière la question du recensement par l´Armée et la Marine se pose la question de la conservation et du partage des ouvrages ex-allemands. En Bretagne, le partage entre l´Armée et la Marine pose un véritable problème au point qu´une réunion de conciliation a lieu à Rennes en 1946 afin de confronter les listes d´ouvrages et d´établir un classement provisoire des ouvrages à conserver. Finalement, la Marine disposera d´un droit de préemption sur l´ensemble des ouvrages côtiers. Que va faire la Marine de ces installations ? Les archives du Service Historique de la Marine à Brest permettent de répondre en partie à cette question... Si le rapport Pinczon du Sel revêt un indéniable aspect documentaire, il convient de s´interroger sur la valeur de ce recensement, son exhaustivité, ainsi que le type d´informations qu´il contient.
Contenu du rapport Pinczon du Sel
Chaque livre du rapport Pinczon du Sel est organisé en chapitres géographiques. Les textes mêlent des descriptions des ensembles fortifiés allemands et des anecdotes sur la Libération, l´effectif des troupes d´occupation, quelquefois la date à laquelle les défenses ont été mises hors d´usage. Ces anecdotes s´appuient sur des témoignages recueillis sur le terrain par les enquêteurs de la Marine. Les descriptions de certains ensembles fortifiés - jugés les plus intéressants pour la Marine - sont accompagnées d´un plan schématique et de photographies. Le rapport Pinczon du Sel est une compilation des informations recueillies sur le Mur de l´Atlantique dans toutes les Régions Militaires. La qualité du rapport Pinczon du Sel est variable d´une région à une autre ; en Bretagne, ce rapport est jugé assez satisfaisant par les autorités militaires.
Les sources du rapport
Pour son recensement des ouvrages allemands, la Marine disposait de l´ensemble des plan-types des fortifications dès décembre 1944. En effet, "le répertoire des types fixes d´ouvrages de fortification permanente, 1942-1943" découvert dans les archives de l´Etat-Major du Génie de forteresse allemande au Château de Castillon près d´Arengosse (Dans les Landes, entre Mont-de-Marsan et Morcenx) a été traduit, étudié et dupliqué en une cinquantaine d´exemplaires envoyés dans toutes les régions militaires. Ces découvertes de documents allemands sont les fruits du hasard, la règle en la matière était de détruire les archives avant qu´elles ne tombent dans les mains de l´ennemi.
Les archives du Château de Castillon contenaient entre autre, les dates de mise en application des divers types d´ouvrages, les plan-types, notamment des ouvrages côtiers, et des remarques générales sur la construction des bunkers. L´étude des documents par les autorités militaires françaises, en particulier "le répertoire des types d´ouvrages classés d´après leur destination" conclut à une spécialisation des ouvrages de fortification. C´est sans doute cette spécialisation des ouvrages qui pousse à l´abandon de la typologie allemande au profit d´une typologie simplifiée, axée uniquement sur la destination de l´ouvrage.
Typologie simplifiée en fonction de la destination de l´ouvrage
Le recensement des ouvrages allemands fait appel à une typologie simplifiée divisée en trois catégories : les ouvrages, les obstacles, le terrain. Catégories permettant de décrire à la fois les ouvrages eux même et leur environnement proche. Cette simplification était nécessaire pour permettre aux enquêteurs de la Marine de mener à bien leur mission de recensement. Cette typologie se retrouve dans la légende des plans schématiques des ensembles fortifiés.
Les ouvrages
Poste de direction de tir
Mirador
Tourelle
Casemate
Cuve
Plate-forme
Tobrouk
Niche
Poste de guet
Epaulement de terre
Coupole
Abri
Baraquement
Réservoir
Piscine
Radar
Projecteur
Poste d´écoute
Les obstacles
Mines marines
Mines de plages (K. M. A.)
Pyramides en tétraèdres
Pieux en bois
Chevaux de frise
Mur en ciment
Fossés antichars
Hérissons et obstacles de route
Fil de fer barbelé
Mines terrestres
Lances flammes
Tranchées et boyaux
Le terrain
Route
Sentier ou chemin forestier
Voie ferrée normale
Voie Decauville ou tramway
Rivière ou canal
Pont et viaduc
Passage à niveau
Phare
Sémaphore
Château d´eau
Maison d´habitation
Usine
Travail de repérage sur le terrain
Pour les enquêteurs de la Marine, le travail de terrain a été la principale ressource pour l´établissement de cet inventaire. Après plusieurs sondages dans les archives suivies de vérifications, il semble que des ensembles fortifiés manquent à l´appel. Ainsi, si des sites décrits dans le rapport Pinczon du Sel ont aujourd´hui disparu, des ensembles fortifiés redécouverts sur le terrain ne sont pas mentionnés dans les archives. Pour tout inventaire, il faut tenir compte des critères de sélection, de la méthode et de la typologie employées. Le recensement des ouvrages ex-allemands s´est fait dans un but de conservation (Le terme employé par la Marine est celui de "récupération"), ainsi la priorité a-t-elle été donnée aux ensembles fortifiés les plus importants aux dépens d´ensembles fortifiés secondaires traités beaucoup plus rapidement.
Contexte du recensement
Le recensement des ouvrages ex-allemands intervient alors que la France est en pleine reconstruction : les préoccupations sont ailleurs. Le rétablissement de la sécurité dans les zones côtières est prioritaire pour relancer les activités économiques notamment la pêche et l´agriculture. Le déminage des côtes, l´évacuation des munitions stockées ici et là... sont un frein à l´inventaire des fortifications menées par la Marine. De plus, en raison de la pénurie d´acier, la récupération des matériaux accélère encore le déclassement d´un certain nombre d´ouvrages.
Le cas de la Bretagne
Au cours de nos recherches, nous avons pu retrouver dans les archives du Service Historique de la Marine à Brest certains éléments constitutifs du rapport Pinczon du Sel connu ici sous le nom de rapport Seyeux - Delpeuc´h. Les photos annexées au rapport font partie de la collection Destouches : "Le Mur de l´Atlantique sur les côtes bretonnes" constituée de 186 tirages noir et blanc conservés dans la série 1 U 61. Ces photos sont identiques à celles accompagnant le rapport Pinczon du Sel à Vincennes. Les autres archives concernant le Mur de l´Atlantique en Bretagne n´ont pas été classées, elles sont stockées dans quatre cartons (état en 2001).
Le plus intéressant dans les archives de la Marine à Brest est sans conteste les fiches d´inventaire utilisées par les enquêteurs de la Marine. Elles contiennent des informations absentes du rapport Pinczon du Sel susceptibles d´apporter de plus amples renseignements sur les ensembles fortifiés. De plus, le type d´information mentionné dans ces fiches est une source non négligeable pour l'inventaire des fortifications littorales. Nous pensons par exemple à des champs informatifs comme : "Vues et champs de tir, mission probable" ou simplement celui de l´accès au site. En effet, bien souvent, si le site est pointé sur les cartes d´état-major, son accès peut s´avérer très difficile voir problématique.
Fiches n°... Brest
Désignation de l'ouvrage / Nom, commune / Coordonnées Lambert
Numéro repère
Caractéristiques générales / Nombres et calibre des armes / Protection
Accès
Vues et champs de tir
Mission probable
Divers élément de l'ouvrage / Type / Etat
Domanialité
Observations et propositions / Catégorie
Les archives de la Marine de Brest, non classées (Et surtout non déposé au Service Historique de la Marine), sont très riches. Nous apprenons par exemple que les ouvrages ex-allemands situés à moins de vingt kilomètres des côtes sont du ressort du Service des Travaux Maritimes, mais aussi, à travers des demandes de logement dans des blockhaus que la pénurie de logement après la Guerre conduit à des solutions de fortune. Se pose toujours en toile de fond cette question du devenir des fortifications allemandes oscillant entre conservation et destruction.
Si la Marine tente de limiter les destructions inconsidérées d´ouvrages bétonnés, on apprend aussi grâce à ces archives que c´est bien souvent pour des questions d´argent. Les crédits ne sont pas suffisants pour l´acquisition totale des ouvrages par les ministères militaires et le ministère de l´Intérieur et leur destruction est trop coûteuse à cause de la remise en état des lieux.
Après la Guerre, l´Etat préférait donc indemniser les propriétaires sur les fonds du Ministère de la reconstruction et de l´urbanisme (En vertu de l´article 26 de la loi sur les dommages de guerre) plutôt que d´acquérir ou détruire un ouvrage. Malgré tout un propriétaire peut détruire un ouvrage à ses frais... où en faire ce qu´il souhaite... tant qu´il en fait la demande et que celle-ci est acceptée. Ce statut ambigu des ouvrages ex-allemands a encore aujourd´hui des répercussions sur les propriétaires de terrain dans lequel se trouve des blockhaus. Ces archives nous éclairent sur les origines de la symbolique du Mur de l´Atlantique et de son rejet par les propriétaires, malgré eux, de patrimoine fortifié ex-allemand.
Nous trouvons aussi à Brest une correspondance importante (Courriers, circulaires ministérielles datés de 1946, 1947) sur diverses propositions de la commission de classement des ouvrages de côte ex Allemands dans les secteurs de Brest, du Couesnon à Roscoff émanant du Ministère des Armées et de la Marine Nationale.
Une carte au 1/80 000 de la région de Brest depuis le cap de la Chèvre jusqu'à Roscoff mentionnent les principaux ouvrages d'artillerie construits par les Allemands tandis que de nombreux documents, schémas, plans concernent la batterie longue portée de Keringar dans le secteur du Conquet. Un rapport de près de 77 pages regarde la défense de Brest, il est accompagné en annexe de cartes, plans et photos. Dans une enveloppe sont conservées 59 photos aériennes d´ensembles fortifiés de Bretagne Nord datant toutes de septembre octobre 1946, avec au verso des informations sur l´objectif, la date de la prise de vue, le pilote... ces photos n´ont pas eu leur place dans le rapport Pinczon du sel.
Lacunaire en ce qui concerne les fiches d´inventaire des ouvrages ex-allemands (D´après nos sondages, moins de la moitié des fiches d´inventaire des ouvrages ex-allemands ont été conservées), le fond d´archives du Service Historique de la Marine de Brest est néanmoins extrêmement précieux. Il permet de retracer l´Histoire du recensement des ouvrages ex-allemand en Bretagne et apporte de nombreuses précisions au rapport Pinczon du Sel qui, nous l´avons vu, est loin d´être exhaustif.
Chargé d'études d'Inventaire du patrimoine à la Région Bretagne.