Messieurs,
En prenant la parole à cette place j’éprouve en embarras qu’il est inutile de dissimuler. Pour répondre à la confiance sympathique et toute spontanée du Ministre des Beaux-Arts, qui a bien voulu me déléguer pour le représenter à cette cérémonie, je dois vous faire entendre quelques paroles qui ne soient indignes ni du choix qu’il a fait, ni de la circonstance, ni de mes auditeurs. D’autre part, tout ce que je pourrai vous dire ne fera que retarder la juste impatience, que vous partagez avec moi, d’applaudir des orateurs aimés, admirés, qui sont l’honneur de la Bretagne et de la France et par qui cette journée est doublement une fête des lettres.
Si j’arrête trop longtemps votre attention, mettez-le, je vous prie, sur le compte du devoir que je suis fier de remplir, et aussi d’un sentiment particulier que vous me pardonnerez de vous faire connaître.
Le hasard a de singulières et mystérieuses coïncidences ! Il y a dix ans, - c’était au mois de juin 1878, - je me trouvais, pour la première fois, de passage à Lorient. Un désir bien naturel me vint d’entreprendre un pèlerinage à la tombe de Brizeux. Vous le dirai-je ? J’eus quelque peine à me la faire indiquer, et nous la trouvâmes (car nous étions deux) un peu envahie par les ronces et les herbes folles qui poussent vite en bonne terre, et qui tentaient l’assaut du granit. Les tombes aussi ont grand besoin qu’on leur fasse leur toilette. Emus, nous nous chargeâmes de ce soin, en l’absence du jardinier, et il nous semblait que le poète, un peu délaissé, savait gré à ces visiteurs inconnus, penchés pieusement vers la grille pour ce défrichement improvisé !
Pouvais-je me douter alors que, non content d’assister à la glorification du poète endormi, il me serait donné un jour de saluer solennellement son réveil ? Brizeux lui-même, modeste dans la mort comme dans la vie, aurait-il osé espérer que la réparation – car c’en est une – s’accomplirait si éclatante, et que sa statue n’attendrait pas trop longtemps pour se dresser sur une des places de sa ville natale, comme celle de l’héroïque marin ou du musicien populaire ?
Remercions-en ce comité bien inspiré et bien dirigé, dont l’initiative ne saurait être trop louée ; remercions-en la ville et la municipalité de Lorient, et cet éminent artiste dont le ciseau, par une divination spéciale, a si bien rendu cette poétique figure et traduit la pensée commune ! Le frère même de Brizeux, que nous sommes heureux de voir ici, en rendrait témoignage.
C’est un beau jour, Messieurs, pour la Bretagne et pour la poésie : et l’Etat, sous une République amie des arts et des lettres, au nom d’un Ministre qui saurait en bien parler, ne peut pas se désintéresser d’une manifestation si patriotique. Oui, les statues semblent sortir de terre ; oui, elles forment tout un peuple de bronze et de marbre, sur les places de nos villes : n’allons pas nous en plaindre ! Tout ce qui honore le passé, pour l’exemple de l’avenir, tout ce qui consacre les grands services, les inventions fécondes, les actes généreux ou les belles œuvres, tout ce qui entretient ou éveille le respect qu’on oublie ou l’admiration dont on se désaccoutume, mérite qu’on l’approuve et qu’on l’encourage. Nous avons grand besoin de compter toutes nos gloires pour nous consoler de tous nos revers !
Et, puisque cette fête est toute littéraire, n’allons pas, en un temps ou la querelle des anciens et des modernes reparaît sous une forme nouvelle, marchander la renommée à ceux qui seront les classiques de l’avenir. J’en aperçois à mes côtés qui assistent comme à une répétition de leur propre apothéose, visible déjà dans un lointain que nos vœux prolongent ! Parmi tant de popularités surfaites, n’est-ce pas un spectacle réconfortant et rassurant que cette statue élevée à ce noble rêveur, à ce chercheur d’idéal, à ce timide et un peu farouche génie ? Trente ans ont suffi pour le remettre en pleine lumière, tout surpris d’avoir sitôt raison de l’indifférence et de l’oubli ! Il le disait d’avance dans un vers touchant :
Tous entendront ma voix : nul ne verra mes pleurs !
La destinée de Brizeux a été bien simple. Il est né ici, le 12 septembre 1803. Il eut pour premier maître l’abbé Lenir, le vieux curé d’Arzanno, qui lui expliquait Virgile, après la messe. Il lut les Géorgiques et l’Enéide avec un prêtre, en pleine lande bretonne : tout Brizeux est là. C’est entre l’Italie et la Bretagne qu’il a partagé sa vie, ce Celte qui eut le secret de la perfection antique. Ses études terminées à Vannes et à Arras, il vint à Paris : c’était en 1824. Quel mouvement alors dans les esprits ! quel rajeunissement de toutes les formes littéraires ! quelle fermentation féconde et quelle ivresse ! que de leçons fameuses ! que d’œuvres puissantes ! quelle éclosion de poésie ! Brizeux laissa le droit, s’essaya au théâtre, fit des vers, se lia avec quelques écrivains d’élite, alors à leur début, fut entraîné vers Alfred de Vigny, lut André Chénier dans sa nouveauté inattendue, et connut Auguste Barbier, l’auteur des Iambes, qui fut plus tard son compagnon dans son premier voyage d’Italie.
Cependant la Bretagne avait laissé en lui son ineffaçable empreinte : et comment ses fils pourraient-ils s’en détacher, quand ceux qui viennent, en passant, fouler son sol se prennent pour elle d’une si étrange tendresse ? Cinq ans avant Jocelyn, parut, sans nom d’auteur, ce poème de Marie, idylle ou roman en vers, suite de scènes et de tableaux adorables, où la Bretagne revit dans sa simplicité, sa tristesse et sa grâce ; confidence ingénue des plus délicats sentiments et des plus purs souvenirs ; œuvre absolument originale, qui assura, dès lors, à Brizeux sa place parmi les jeunes poètes, qui la lui aurait faite plus grande encore si, en 1831, l’école nouvelle n’avait déjà poussée plus loin ses hardiesses lyriques. Marie, être réel et symbolique à la fois, figure suave et vaporeuse, dont le nom revient, de distance en distance, dans le poème, en pièces détachées pareilles à de longs refrains ; Marie, la jeune paysanne du Pont-Kerlo, la fleur de blé noir, avait fini par personnifier pour lui la patrie absente, vers laquelle son rêve intérieur le ramenait toujours. Grâce à cet amour de jeunesse, si vivant et pourtant si voilé, Brizeux, au milieu de Paris ou au cours de ses voyages, redevient breton pour rester fidèle à son inspiration première. On aurait dit que l’enfant aimé, transfigurée sans le vouloir, sans le savoir, - car elle ne lut jamais le poème qui vit par elle, - rappelait sans cesse le poète, aux heures sombres de la vie, vers la lande natale ; ce nom, c’était le talisman du barde, l’unité même de son œuvre, le point le plus lumineux de sa poésie. Par un secret échange, Marie lui donnait l’inspiration : il lui rendait l’immortalité.
Quatre fois Brizeux fit le voyage d’Italie, allant, comme il le dit :
Parmi ces hommes bruns montrer l’œil bleu d’un Celte.
Mais un paysage, un souvenir évoqué, une fleur, un mot lui suffisait pour lui faire éprouver la nostalgie de la Bretagne. A peine, au retour, avait-il senti de nouveau l’odeur des genêts, revu, par-dessus les ajoncs et les bruyères, le dolmen familier, entendu la voix sans pareille du flux et du reflux, rencontré sur son chemin le vieux pâtre,
Lui donnant le bonjour dans son langage antique,
qu’aussitôt le Breton l’emportait , et la flûte latine rendait les doux sons de la cornemuse d’Arzanno !
C’est alors qu’il résolut de te chanter,
O terre de granit recouverte de chênes !
Douze ans, il travailla à son œuvre capitale, à ce poème des Bretons, dont les vingt-quatre chants, drus et serrés, tout pleins de parfaits tableaux et de vers admirables, resteront l’épopée rurale de l’Armorique moderne. Il s’y appliqua partout, en Bretagne d’abord, où il recueillit ses souvenirs et nota ses vives impressions, de Vannes à Quimper et de Saint-Pol à Tréguier ; puis, à Paris, à Florence, à Rome. Ce n’est pas la Bretagne historique, la terre des héros anciens qu’il a voulu peindre. Il réservait, il ajournait, dit-on, pour un second poème cette riche matière où d’autres poètes bretons ont, depuis, trouvé des inspirations remarquables. Ce qu’il célèbre, c’est la terre bretonne, c’est son génie familier, sa foi et ses croyances, ses mœurs et ses jeux, sa vie intime, du berceau à la tombe. Il la connaissait si bien, il l’aimait d’un si grave et candide amour, sa chère Bretagne ! Il en parlait, il en écrivait si bien la langue ; il s’était tant de fois assis à la table rustique de ses vieux amis, ou sur l’escabeau de chêne, au coin de l’âtre ! Il faut le remercier d’avoir écrit en français ses meilleurs poèmes, et d’avoir traduit les autres ! Sa Harpe d’Armorique, ses chants en langue bretonne, - je n’ose m’aventurer à vous les nommer, - ont cours dans les chaumières et résonnent dans les pardons ; ils étaient déjà populaires de son vivant, et il ne permettait pas qu’on changeât rien aux paroles.
La Lyre d’or, les Histoires poétiques surtout, ont élargi le champ de sa poésie. Au récit des amours de Primel et de Nola viennent se joindre successivement des pièces d’un intérêt plus général : les Histoires poétiques, dont on pourrait détacher tant de pièces excellentes, montrent le poète dans toute la variété de son talent toujours si pur, de ses sentiments d’une sincérité si touchante et d’une si haute moralité.
L’Académie française couronna les Bretons et les Histoires poétiques : sa faveur n’alla pas plus loin. Ces récompenses, pourquoi ne pas le dire, furent une ressource pour le poète qui était pauvre. Faut-il rappeler que sa vie nomade fut celle du plus modeste des voyageurs ; que cet esprit est si fin, si sensible à toutes les délicatesses, mais d’humeur un peu aventureuse, n’affectait la rusticité que pour cacher la gêne ; qu’il fuyait Paris pour être libre de souffrir et de se priver à sa guise ; qu’il se contentait de quelques amis sûrs et dignes de lui, se refusant de mettre les autres à l’épreuve, et trop fier pour s’exposer à prendre la mesure de leur indifférence.
Dans le mouvement romantique, il s’éloignait des heureux, avait horreur de la publicité qu’on provoque, et des succès qui coûtent à la loyauté de l’homme ou de l’auteur. Il se dérobait et disparaissait à l’heure même où sa présence pouvait aider à sa renommée. Ce sont ses intérêts qu’il a sacrifiés, non ses devoirs ni ses goûts. Avec un peu plus de confiance en lui-même, plus d’assiduité auprès des poètes et des critiques de son temps, Paris plus souvent habité, quelques servitudes mondaines plus docilement acceptées, peut-être une sensibilité moins irritable, on l’aurait vu prendre de son vivant la place qu’il a dû attendre !
D’ailleurs, il était déjà malade, et la Bretagne même lui était devenue funeste. C’était l’Italie, c’était le soleil du Midi qu’il lui fallait. Quand il obéit à de pressantes instances, quand on connut le mal qu’il ne soupçonnait pas lui-même, il était trop tard. En avril 1858 il arrivait à Montpellier, auprès d’un ami dévoué, et le 3 mai il y expirait, à cinquante-cinq ans, avec la sérénité d’un sage. L’ami de ces tristes jours sut grouper hâtivement autour de son cercueil des sympathies respectueuses. Son corps fut rapporté, non sans quelque pompe, à Lorient ; il fût chanté par les poètes dans sa langue natale, et l’on trouva l’argent de son tombeau.
A Paris, sa mort passa presque inaperçue ; à part l’adieu de quelques amis fidèles et de deux ou trois critiques clairvoyants, Brizeux disparut sans bruit comme il avait vécu. Il entra, pour trente ans, dans cette silencieuse chapelle, dans ce caveau provisoire de la renommée, où tant de morts attendent, pendant qu’on les juge, ou leurs funérailles définitives ou leur glorieuse résurrection.
Trente ans d’attente ! C’est peu, sans doute, pour la postérité, c’est encore trop pour un poète tel que Brizeux. On est surpris de voir le peu de place qu’on lui a fait dans l’histoire de la poésie de ce siècle. Les sujets qu’il avait traités de préférence semblaient d’un poète trop cantonné dans sa province. Il fallait, pour en goûter l’émotion profonde et les exquises douceurs, une simplicité d’âme de plus en plus rare. Si les mots d’idylle, d’élégie, de poésie pastorale avaient gardé leur sens et leur force, il serait en France le premier de ces chantres rustiques, sincères et charmants, qu’on pourrait asseoir à mi-côte, sur un rocher de granit, parmi les thyms odorants, à la lisière d’un bois de chênes, les yeux tournés vers la mer, comme ici. Mais s’il a été pour nous un Théocrite, un Virgile avant l’Enéide, quelle haute idée Brizeux se faisait du rôle et des destinées de la poésie ! Il les a exposées dans cet essai hardi et incomplet de Poétique nouvelle en trois chants : la Nature, la Cité, le Temple. Ne sont-ce pas les trois sources éternelles où il a puisé jusqu’à la fin ?
Quelques mots encore, Messieurs. On a reproché à Brizeux de ne s’être pas mêlé plus étroitement aux luttes de la vie politique et sociale. Il se connaissait ; il n’était pas fait pour l’action ; mais est-il resté étranger aux problèmes dont souffre notre siècle, ou aux devoirs qu’il impose, celui qui, en 1831, dans son poème de Marie, disait :
Au travail ! au travail ! qu’on entende partout
Le bruit sain du travail et d’un peuple debout !
Que partout on entende et la scie et la lime,
La voix du travailleur qui chante et qui s’anime !
Que la fournaise flambe, et que les lourds marteaux
Nuit et jour et sans fin tourmentent les métaux :
Rien n’est harmonieux comme l’acier qui vibre
Et le cri de l’outil aux mains d’un homme libre !
Au travail ! au travail ! à l’œuvre ! aux ateliers !
Et vous, de la pensée habiles ouvriers,
A l’œuvre ! Travaillez, tous dans votre domaine,
La matière divine et la matière humaine !
Inventez, maniez, changez, embellissez !
La liberté jamais ne dira : « C’est assez ! »
Toute audace lui plaît ; vers la nue orageuse
Elle aime à voir monter une aile courageuse !
Aimons la liberté ! c’est le souffle de Dieu !
Et plus de vingt ans après, dans sa Poétique nouvelle, comment ce poète parlait-il de la Révolution française ?
A présent, levez-vous pour les races futures,
Fleurs d’une ère nouvelle, institutions pures,
Libre fraternité, droit pour chacun égal !
Bien, durement acquis, répare enfin le mal !
Il a donc partagé toutes les généreuses espérances, comme il avait le droit d’avoir toutes les ambitions ; mais après 1848, comme après 1852, déçu, découragé, n’est-il pas bien excusable de s’être rejeté vers la poésie pure ?
Baumes des vers, couvrez toutes les cicatrices.
Il a donc vécu pour l’art sacré, qui seul ne trompe pas, et c’est pourquoi il a sa statue ; qu’aucun parti ne lui conteste, parce qu’elle ne rappelle aux yeux de tous que la noblesse humaine et le souci de l’idéal.
Laissez-moi le répéter en finissant, Messieurs, c’est une belle journée pour la poésie, pour la justice qui choisit son heure, pour la Bretagne, pour la ville de Lorient et pour la France ! Ceux qui vont vous le redire en prose ou en vers vous le persuaderont mieux que moi ; je m’en rapporte à leur éloquence.
Sculpteur reconnu, né à Saint-Brieuc et mort à Paris