Dossier thématique IA22133594 | Réalisé par
  • opération ponctuelle, Inventaire des toits en tuiles du Trégor-Goëlo
Les toits en tuiles anglaises du Trégor-Goëlo
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  • Aires d'études
    Bretagne

Jusqu’aux années 1940, les goélettes bretonnes livraient primeurs et poteaux de mines à Cardiff et en ramenaient du charbon et les tuiles qui ponctuent encore aujourd’hui les paysages trégorois. On doit à Michael Batt la première mention de ce particularisme, découvert fortuitement, à l’occasion de recherches archéologiques à Bréhat. En 1986, il publie avec Gwyn Meirion-Jones un premier article à ce sujet dans la revue de l’association Tiez Breiz, travail qu’il reprend en 2016 avant que l’ARSSAT et l’association Océanide ne s’en emparent à leur tour. Océanide a profité de l’exposition qu’elle a présentée à l’Assemblée nationale de Cardiff en 2019 pour se rendre à Bridgwater visiter le musée consacré à la production tuilière et y voir germer le projet d’une étude approfondie du sujet. Hasard du calendrier, cette même année, le voilier Irene, entièrement rénové, qui avait transporté des tuiles et briques pour la firme Colthurst Symons de Bridgwater à partir de 1905, est venu faire escale à Tréguier.

L’étude d’inventaire des toitures en tuiles anglaises du Trégor-Goëlo, réalisée par Océanide entre 2021 et 2022, permet ainsi d’identifier 450 toitures en tuiles sur les 78 communes couvertes, selon une répartition variable : les communes entre Plestin et Plouaret comptent moins de 10 occurrences chacune; entre Perros-Guirec et Pleumeur-Bodou, les toitures ont très majoritairement été remaniées et nombre de celles qui subsistent sont en mauvais état. Plouguiel en revanche compte 59 toitures en tuile. Quelques autres ont également été repérées à Guingamp, Plérin et même à Saint-Grégoire (Ille-et-Vilaine) sur le manoir des Fosses. Et au risque de décevoir certains propriétaires convaincus d’être insérés dans l’histoire du commerce trans-Manche, les vérifications in situ donnent près cinq fois plus de tuiles françaises - Saint-Ilan à Langueux, Villequier (Seine-Maritime), Saint-Fromont-Lison (Manche), Argences (Calvados) - que de tuiles anglaises.

Des tuiles de Bridgewater dans le Trégor-Goëlo

L'argile locale de Bridgwater (et de ses environs) est utilisée dès l'époque médiévale pour fabriquer des briques, mais ce n'est qu'à la fin du 17e siècle que son potentiel est exploité, pour devenir l’activité principale de la ville à partir du 19è siècle. Les manufactures - Barham Brothers, John Board, Browne & Co, Colthurst & Symons pour les plus connues – s’installent le long de la rivière du Parett, d’où est extraite l’argile, élevée en mottes sur ses rives. C’est également depuis la rivière, canalisée dès le début du 19e siècle et aménagée pour accueillir les voiliers-caboteurs (dont l’Irene est le dernier survivant), que les exportations s’organisent, vers le monde entier, et en particulier le nord de la Bretagne.

Les journaux locaux et registres d’archives permettent de mesurer en partie les mouvements d’entrée et de sortie de bateaux. Mais même si ces documents livrent des renseignements précieux (l’exploration exhaustive du Journal de Tréguier a notamment permis de dénombrer 40 bateaux ayant effectué la traversée Bridgwater-Tréguier entre 1874 et la fin du 19e siècle alors que, dans le même temps, 123 bateaux arrivent de Saint-Ilan), ils ne précisent pas les volumes transportés. Les archives du musée de Bridport, port sur la côte sud de l’Angleterre relié par chemin de fer à Bridgwater, ne conservent pas de trace de bateaux bretons venus y chercher des tuiles malgré une traversée maritime plus courte mais contrebalancée par un prix plus élevé. C’est donc à Brigdwater que les capitaines bretons venaient charger leurs bateaux.

Pour autant, les paysages du Trégor-Goëlo abritent aujourd’hui majoritairement des tuiles fabriquées en France, principalement d’Argences et Villequier (Normandie), ou Saint-Ilan (près de Saint-Brieuc), dont la concurrence est sévère après la Seconde Guerre mondiale : en pleine période de reconstruction et de difficulté d’approvisionnement, les propriétaires se sont en effet tournés vers un recouvrement en tuiles locales, plus facilement disponibles, ou d’autres matériaux meilleur marché. On ne dénombre aujourd’hui que 10 à 15% des toitures couvertes des tuiles de Bridgwater sur l’ensemble du territoire étudié, avec des exceptions comme à Plouguiel où la moitié des toits en sont couverts (59 édifices concernés).

Majoritairement, des "romaines"

Browne & Co, et principalement Colthurst, Symons & Co, dont les tuiles sont reconnaissables par l’estampille apposée avant cuisson, semblent être les seules manufactures à avoir exporté des tuiles vers le Trégor-Goëlo. Une médaille d’or obtenue à l’Exposition universelle de produits manufacturés de Londres en 1851 permet en effet à l’entreprise Browne & Co d’apposer le profil de la reine Victoria sur ses modèles, tandis que la firme Colthurst qui reçoit une médaille d’or à l’exposition universelle de Paris en 1867, appose le profil de Napoléon III sur ses produits.

Bien que les catalogues répertorient une douzaine de formes différentes de tuiles, on n’en retrouve que deux sur le territoire concerné, de type "romain", identifiables à leurs cannelures : les "triples romaines" (parfois appelées "triples romanes", à trois cannelures) sont relativement rares (moins de 10 identifiées), observées sur les bâtiments les plus anciens et les moins bien conservés ; les "doubles romaines" (ou "double romanes", à deux cannelures), qui ont fait la réputation internationale des tuileries de Bridgwater, sont de loin les plus courantes.

Des talons sur l’envers des tuiles permettent une pose sur des liteaux cloués parallèlement au faîtage de la toiture. Ils permettent ainsi aux tuiles de s’emboîter et se maintenir entre elles par glissement. Toutefois, on trouve aussi des tuiles percées de deux trous permettant leur fixation sur les linteaux au moyen de clous, augmentant ainsi la résistance au vent.

Les "triples romaines" ne sont pas uniformes. Dans un souci constant d’amélioration de la qualité, leur longueur peut varier de 39 et 42 cm ; il en va de même quant à la courbure des cannelures, plus ou moins accentuée selon les cas. Ce problème d’incompatibilité entre les tuiles d’une même firme, relevé en Angleterre, ne l’a pas été en Bretagne.

L’invention de ces tuiles à emboîtement a eu pour résultat un allègement des toitures en permettant qu’une seule couche de tuiles assure l’étanchéité d’un toit alors que deux rangées superposées eussent été nécessaires pour les tuiles plates. Elles ont donc marqué un progrès certain mais ont surtout profilé le succès remporté par les "doubles romaines", qui concentrent en elles toutes les avancées techniques de l’époque. C’est là le produit phare de Colthurst, Symons & Co, mis au point par William Symons. Ces tuiles resteront fabriquées à la main, invariablement de taille 41,5 sur 35 cm, jusqu’à la fermeture de l’entreprise dans les années 1930. Notons que celles produites par Browne & Co mesurent 1 cm de plus.

Les toits sont ainsi généralement recouverts de tuiles de couleur rouge-orangé. Plus rare est l’utilisation de tuiles vernissées de couleur sombre (0,5% des toitures recensées), présentes dans le catalogue de tuiles édité par Colthurst, Symons & Co. Elles sont pourtant moins poreuses et donc plus solides que les tuiles ordinaires mais ont nécessairement un coût plus élevé.

Autre particularité observée, mais encore plus rare (2 toitures recensées), les tuiles à lucarne, dont le centre est évidé en prévision de la pose d’un carré de verre, pour apporter un peu de lumière dans les combles.

Des faîtières modernes rondes à emboîtement, d’origine française, sont présentes sur 70% des toitures concernées du territoire. Ceci est probablement dû au fait que la faîtière classique des deux fabricants (46 cm avec des lèvres en équerre de 17 cm sans possibilité d’emboîtement) nécessite à la jonction un gros boudin de mortier pour une étanchéité médiocre. L’amélioration du modèle, avec un emboîtement, a été tardive et ne se retrouve donc que ponctuellement, généralement fixé au toit par du ciment.

Enfin, les dessins de nombreux toits de chaume délabrés de Louis-Marie Faudacq sont aussi témoins de l’apparition des toits en tuiles dans le paysage du Trégor. À la fin du 19e siècle ces couvertures, auparavant en chaume, ont nécessité l’adaptation des charpentes, le rehaussement des murs ou la modification de la pente des pignons. La diffusion du phénomène est néanmoins sans doute contrainte par des questions de transport et de législation : seuls deux débordements recensés en 1986 en Finistère (règlementation ?), aucune occurrence entre Saint-Brieuc et Dinan...

Un patrimoine fragile

Quasiment la moitié des toitures recensées sont délabrées, ruinées voire écroulées. Positionnées dans un environnement rural, elles ne font l’objet d’aucun entretien et sont généralement remplacées en urgence par de la tôle "bac-acier". Sur la côte et dans les villes, les tuiles d’origine sont depuis longtemps remplacées par des tuiles mécaniques modernes, ce qui témoignent d’un certain attachement des propriétaires à ce matériau mais révèle aussi probablement d’un manque de connaissance quant à la toiture d’origine.

Quelques rénovations, avec réemploi de tuiles anglaises, ont néanmoins été réalisées ou sont en cours, impliquant de lourds travaux. Après la dépose des tuiles, il faut en effet reprendre la charpente, souvent fatiguée. Il n’est pas en revanche toujours nécessaire de la renforcer : les tuiles ne sont pas plus lourdes au m² qu’une ardoise semi-rustique et les liteaux pèsent moins que la volige. C’est aussi une bonne opportunité pour refaire l’isolation et améliorer l’étanchéité à l’air. La dépose des tuiles entraîne généralement de la casse, et implique de disposer de matériaux en bon état et du bon modèle. On ne peut mélanger sur un même pan de toit les tuiles des deux firmes, Colthurst, Symons & Co et celles de Browne & Co, plus larges et aux arrondis plus prononcés).

La ville de Bridgwater reste pendant de nombreuses années l’épicentre du commerce mondial de tuiles qu’elle exporte par transport fluvial le long d’un Parrett (et de ses affluents) de mieux en mieux canalisé et aménagé pour recevoir voiliers-caboteurs et vapeurs. Une ligne de chemin de fer (avec embranchement jusqu’à certains sites de production) ralliant la Manche de Bristol à Bridport sur la côte sud de l’Angleterre permet aussi l’exportation de ces tuiles. Toutefois les archives de Bridport ne mentionnent aucun voilier-caboteur breton venant y chercher tuiles ou briques. Les capitaines bretons allaient donc directement au port de Bridgwater charger ces tuiles.

Le contexte politique n’est sans doute pas étranger au développement des exportations de tuiles vers la Bretagne nord. Louis Napoléon Bonaparte séjourne plusieurs fois en Angleterre (il y est aussi enterré) soit pour des rencontres amicales, soit pour s’y réfugier après son évasion du fort de Ham, où il était détenu suite à un coup d’Etat manqué. En 1852, devenu empereur des Français sous le nom de Napoléon III, il établit avec l’Angleterre des relations étroites qui aboutissent, le 23 janvier 1860, au traité de libre-échange franco-britannique qui abolit les droits de douane entre les deux pays.

Seules Browne & Co et principalement Colthurst Symons & Co semblent avoir exporté des tuiles vers la Bretagne nord. Il est en effet aisé de connaître l’origine des tuiles puisque les ouvriers des deux manufactures concernées ont l’habitude, avant la cuisson, d’estampiller du nom de la manufacture, soit toute la production (si le moule intègre le timbre) ou une partie de celle-ci si l’estampillage se fait à la main au moyen de tampons.

1. Les tuileries de Bridgwater exportant en Bretagne

1.1 La tuilerie et briqueterie Browne & Co

Peu de documents sur cette manufacture nous sont parvenus. On sait toutefois que John Browne s’installe sur le quai ouest de Bridgwater d’où il commercialise ses tuiles entre 1859 et 1892. John Browne fut l’un des premiers à exploiter plusieurs sites de production à la fois, pratique qui devint courante par la suite à mesure des progrès de la mécanisation et des transports.

La manufacture Browne & Co jouit d’une excellente réputation et son papier à en-tête porte le cimier royal. La reine Victoria est alors à la tête de l’Empire britannique et le Royaume-Uni en pleine révolution industrielle. En 1851, Albert, le prince consort, organise la première exposition universelle de produits manufacturés qui eut lieu au Crystal Palace de Londres. Les produits primés y reçoivent une médaille d’or, d’argent ou de bronze portant, selon les catégories, soit le portrait en profil du couple impérial, soit celui de la seule reine. Suite à l’obtention d’une médaille d’or, la firme Browne & Co reçoit ainsi l’autorisation de reproduire le profil de la reine sur ses tuiles.

Il existe sur les tuiles Browne & Co deux séries d’estampilles portant le profil de la reine qui semblent représenter deux étapes de sa vie.

La première série rappelle le premier timbre-poste émis en Grande-Bretagne, le "penny black", basé sur un portrait de la princesse Victoria datant de 1837. Ce timbre, le premier timbre adhésif au niveau mondial, fut émis le 1er mai 1840. Le profil de la reine dans un cercle sans autre inscription que V.R. (pour Victoria Regina) est rare et dénote que la tuile a été fabriquée au début des années 1850.

Plus couramment, le profil de la reine est accompagné d’une inscription à l’intérieur même du cercle : Browne & Co à gauche et Bridgwater à droite. Sous le portrait, les lettres V.R.

La deuxième série de portraits présente une reine toujours dans l’éclat de sa jeunesse, comme le veut la tradition britannique, mais au portrait plus sombre, allusion possible à son veuvage en décembre 1861.

Un dernier élément permettant de dater les tuiles Browne &Co est le fait que cette entreprise fut reprise par la Somerset Trading Co en 1892, ce qui donna lieu à une série de tampons où les mots late Browne & Co (anciennement Browne & Co) sont inscrits sur les tuiles. On ne trouve pas cette marque de tuiles en Bretagne. Toutefois, l’entreprise Browne & Co reprend son indépendance et sa propre production en 1949 [1] et publie encore le catalogue de ses produits manufacturés en 1963 [2].

Il est aussi possible de décider de l’ordre de fabrication des tuiles selon une deuxième série de tampons qui comprend à nouveau le nom de l’entreprise mais aussi le numéro de brevet ("patent" en anglais). Les toutes premières notations ne comportent que les mots Browne & Co Bridgwater et, sur une deuxième ligne, le mot "patent", sans numéro adjoint, ce qui marque leur ancienneté. Avec l’émergence des timbres ovales, plus nombreux sur le territoire concerné, le mot "patent" est suivi du numéro de brevet. Les premières tuiles brevetées portent le numéros 1 et 2 estampillés à l’envers, les suivants l’étant à l’endroit. Les tuiles au brevet numéroté de 1 à 9 sont les seules repérées en Bretagne... à une exception près, une tuile numérotée 19 !

Il était excessivement coûteux de faire breveter une invention en Angleterre avant 1852, date qui marque la création du Patents’Office (Bureau des Brevets) [3]. On peut donc considérer que les tuiles portant le mot patent, avec ou sans numéro de brevet, sont postérieures à cette date. Toutefois, il ne faut pas non plus se fier totalement aux estampilles car les anciens tampons continuent souvent à être utilisés alors même que de nouveaux sont mis en service. Ceci pourrait être dû au fait que les tuileries d’une même manufacture couvrent plusieurs sites de production ayant chacun leur directeur. Si l’un d’entre eux adopte un nouveau tampon, ceci n’implique pas que les autres sites en fassent de même.

Les lois successives gouvernant les brevets allongent leur durée de validité de 3 à 4 puis à 7 ans, avec possibilité de renouvellement jusqu’à 14 ans, contre paiement d’un droit. Un nouveau numéro de brevet ne correspond donc pas toujours à une innovation concernant le processus de manufacture et John Browne semble donc avoir été particulièrement actif dans le renouvellement de ses brevets.

Si les deux types d’inscription (profil de la reine et nom de la manufacture et du brevet) coexistent souvent sur les tuiles, celles-ci sont loin d’être toutes estampillées, et celles qui le sont peuvent porter l’une ou l’autre de ces marques de fabrique ou encore les deux.

En 1892 la manufacture Browne & Co est incorporée dans la Somerset Trading Co fondée 33 ans plus tôt qui couvre des domaines variés : transport fluvial ou par chemin de fer, de sel, de céréales et tout autre service tel que l’approvisionnement en bière des pubs. Notons au passage que John Browne fut l’un des directeurs du Bristol & Exeter Railway, également homme politique local.

Il semble donc que l’incorporation de Browne & Co dans la Somerset Trading Co ait signé la fin des exportations de ces tuiles vers la Bretagne, car aucun exemplaire de cette dernière marque n’a été relevé en Trégor-Goëlo.

Cependant la Somerset Trading Co continue de fabriquer des tuiles à Bridgwater, celles-ci arborant toujours le profil sombre de la reine Victoria.

La Somerset Trading Company cesse son activité en 1939. L’entreprise John Browne & Co Ltd refait surface en 1949 et est toujours en activité comme fabriquant de tuiles en 1963 puisqu’un catalogue John Browne & Co Ltd, roofing tile manufacturer, est édité cette année-là.

1.2 Les tuileries et briqueteries Colthurst Symons

Bien que cette étude ne couvre que les tuiles, rappelons que tuiles et briques sont fabriquées dans les mêmes manufactures car ces deux produits, provenant de différentes strates d’argile, sont complémentaires. Les entrées des ports de Bretagne mentionnent parfois ces briques importées de Bridgwater par les voiliers caboteurs bretons mais elles sont difficiles à identifier sur le terrain car l’estampille, si et quand elle existe, se situerait sur la face intérieure et serait donc recouverte de mortier lors de la construction.

Les tuileries de Bridgwater portent presque toutes le nom de leurs fondateurs, ce qui met l’accent sur la transmission des manufactures au sein même des familles qui souvent forment des alliances par mariage. Des dynasties s’installent donc alors même que la structure juridique des entreprises évolue d’entreprise familiale en société à responsabilité limitée [4]. Ce nouveau statut juridique apparaît en 1855 et permet donc une datation postérieure des tuiles désormais estampillées Colthurst Symons & Co Ld (parfois Ltd)

La manufacture qui domine la production de tuiles et briques à Bridgwater est associée au nom de Colthurst et à celui de Symons. L’entreprise prend véritablement son essor et va dominer le marché lorsque ces deux propriétaires de manufactures rivales joignent leurs forces. C’est ainsi qu’en 1857, Thomas Comer Colthurst, décrit sur les sites généalogiques comme gentleman of North Petherton, Somerset (bien que possédant déjà au moins un site de production) s’associe à William Symons pour créer la Colthurst Symons. Thomas Colthurst apporte aussi à la nouvelle entreprise une flottille de navires qui peut ainsi assurer le transport des marchandises au cabotage ou à l’exportation, le transport par voie de terre étant assuré par chemin de fer. L’entreprise possède d’ailleurs ses propres wagons et fait construire plusieurs embranchements jusqu’à certains de ses sites de production.

L’apport de William Symons à la nouvelle firme est moins référencé. Le recensement de 1841 mentionne "ouvrier agricole" dans la colonne "profession" et celui de 1851 celle de "directeur de briquèterie" [5]. Celle-ci était située à Crossways (à une quinzaine de km au nord de Bridgwater) [6]. On attribue à William Symons la conception originale de la tuile double romaine qui contribuera fortement à la prospérité de l’entreprise [7].

Colthurst semble avoir laissé la gestion d’une majorité des sites de production à Symons, puis aux fils et petits-fils de ce dernier. On retrouve aussi un des gendres de William Symons et le mari d’une de ses petites-filles dans la dynastie familiale qui règne sur l'âge d'or de cette manufacture qui comptera jusqu’à sept lieux de production à Bridgwater ou dans les environs immédiats [8].

La manufacture Colthurst Symons & Co poursuit son essor dans la deuxième moitié du 19e siècle. L’Angleterre connaît alors un boom de construction car la révolution industrielle a vidé les campagnes et il faut construire vite et à bas prix des logements pour les nouveaux arrivants. Mais bientôt les tuiles entrent en sérieuse concurrence avec d’autres manufactures de tuiles ainsi qu’avec les ardoiseries du pays de Galles, de la Cornouailles britannique et du Devon, toutes proches géographiquement et qui, elles aussi, profitent de l’expansion du chemin de fer.

Wiliam Symons décède en 1876. Il a certainement réussi son ascension sociale puisque son certificat de décès (tout comme celui de Colthurst) mentionne qu’il est merchant (négociant).

1.3 Colthurst et les variantes de nom de fabrique

La briqueterie et tuilerie créée sous le nom de Colthurst & Co estampille sa production du nom de l’entreprise selon une présentation graphique qui évolue au cours des années. Le numéro de brevet y est aussi noté, les brevets 1 et 2 étant estampillés à l’envers. Les brevets étant créés en 1852 et la fusion avec avec Symons (& Co ?) s’étant effectué 1857, ces tuiles Colthurst & Co, rares en Bretagne, ont été manufacturées entre ces deux dates. La raison sociale de l’entreprise évoluera ensuite pour devenir la Colthurst Symons, puis la Colthurst Symons & Co.

1.4 Colthurst Symons & Co, les portraits de Napoléon III

Les foires géantes que sont les expositions universelles ont pour but de faire reconnaître la valeur d’une entreprise et de ses innovations, mais aussi de séduire un public qui doit encore s’habituer à l’idée que les objets de tous les jours sont désormais fabriqués à l’aide de machines plutôt que faits entièrement main : il est nécessaire d’accroître la confiance de tout un chacun dans l’industrialisation et les produits fabriqués en série.

Napoléon III, qui avait de fortes relations d’amitié avec le couple royal britannique, reprit l’idée d’estampille de son propre portrait lors de l’exposition universelle d’art et d’industrie de Paris en 1867. C’est ainsi que la médaille d’or attribuée à cette occasion à Colthurst Symons & Co permet à l’entreprise d’estampiller ses tuiles du profil de Napoléon III et que ces "tuiles Napoléon", comme elles sont souvent désignées en Bretagne, sont en fait fabriquées en Angleterre !

Comme pour Browne & Co plusieurs types de tampons se succèdent ou co-existent au fil des années. Tout comme le profil de Victoria ne vieillit pas, celui de Napoléon III ne prend pas non plus une ride, ni sur les tuiles, ni sur les pièces de monnaie de l’époque, mais il est vrai que le règne de Napoléon III a été beaucoup plus court que celui de Victoria. Pour filer la comparaison avec Victoria, remarquons qu’il existe aussi trois types de timbres sur les tuiles : le premier ne supporte que le profil de l’empereur, le second, plus tardif, inclut un pourtour extérieur où sont inscrits les mots Colthurst Symons & Co Bridgwater. Ce tampon présente donc un diamètre supérieur au précédent.

1.5 Colthurst Symons, les inscriptions en lettres

Les inscriptions notées sur les tuiles permettent en partie de suivre l’évolution de la manufacture. Les estampilles les plus anciennes sont rectilignes et portent uniquement les mots Colthurst Symons Bridgwater, puis Colthurst Symons & Co, Bridgwater qui apparaissent plus tard en timbre semi-ovale avec ajout du mot patent, puis apparait plus tard encore le numéro du brevet. Ces tuiles datent donc d’avant la fusion des deux tuileries rivales, soit 1857. Rappelons toutefois qu’on ne peut se fier totalement aux estampilles puisque les anciens tampons continuent d’être utilisés en même temps que les nouveaux.

Le nom de l’entreprise évolue donc après cette date : on voit tout d’abord apparaître une inscription rectiligne indiquant Colthurst Symons sur la première ligne et Bridgwater sur la deuxième. Puis le changement de statut juridique apparaît sur les tuiles désormais estampillées Colthurst Symons & Co. Finalement, en estampille semi-ovale, on lit sur trois lignes Colthurst Symons & Co ; patent ; Bridgwater mais, contrairement aux tuiles Browne & Co, le numéro de brevet n’est pas inscrit sur les tuiles.

Finalement la firme change de statut juridique pour devenir une entreprise à responsabilité limitée indiquée par les lettres Ld ou Ltd. Le timbre correspondant date donc d’après 1856 et est parfois rond. Ces timbres ronds ne portent plus le portrait de Napoléon III, suggérant qu’elles datent après la chute de l’Empire en 1870.

Cette fois encore, le nom de l’entreprise est associé au nom de la ville, Bridgwater. Cette dernière précision semble correspondre à un désir de se distinguer des autres villes relativement proches, telles que Poole dans le Dorset, également connue pour ses tuiles et sa poterie ou d’autres villes plus éloignées également productrices de tuiles. De plus, l’inscription Bridgwater était un gage de qualité.

Pendant la plus grande partie de son existence Colthurst Symons & Co est à la pointe du progrès, ce qui lui vaut seize ans plus tard une médaille de mérite à l’exposition universelle de Vienne [9]. Ceci dénote bien le souci constant de l’entreprise de trouver des débouchés dans les pays étrangers. Pour ce faire, la firme disposait d’une flottille de navires qui exportaient briques et tuiles dans le monde entier. La Bretagne nord pourrait donc représenter une particularité puisque la quasi-totalité des tuiles présentent en Bretagne a été importée par les voiliers-caboteurs bretons.

La firme cherche à développer et à moderniser sa production : la mécanisation se poursuit sur les lieux d’extraction ou des machines équipées de godets extraient l’argile du sol, mais aussi à l’intérieur de bâtiments où le malaxage et l’extrusion ne se font plus à la main. Les fours se modernisent et permettent d’utiliser la chaleur perdue pour réchauffer les séchoirs à tuiles… Les améliorations sont continuelles.

La particularité de la tuile double romaine, produit phare de la manufacture, est que celle-ci continuera d’être fabriquée à la main, les machines n’étant employées que pour les besoins annexes : extraction, extrusion et transport de l’argile par exemple. L’entreprise continue de déposer des brevets en 1933 et 1937 et participe toujours aux expositions : c’est ainsi que l’on retrouve encore sa trace à la foire industrielle de Grande-Bretagne (British Industries Fair) en 1937 [10].

Mais les conditions de travail sont dures, le travail est saisonnier. Au 19è siècle, la moitié des travailleurs est mise sur pied en septembre car l’argile ne peut être extraite lors des gelées d’hiver, les ouvriers n’étant pas payés pendant leur chômage forcé (une petite somme leur est toutefois versée pour revenir travailler l’année suivante). Les progrès techniques ont beau raccourcir la durée d’inactivité, les employés doivent souvent pratiquer plusieurs métiers pour survivre [11].

Des révoltes éclatent bien mais la direction, toujours fondée sur une transmission familiale, refuse pendant plusieurs années la création d’un syndicat. Deux grandes grèves, l’une de six semaines en 1886 où la direction ne lâche rien, une autre moins longue quatre ans plus tard n’améliorent en rien la condition des ouvriers, la nature même de l’entreprise à forte main d’œuvre requérant tant flexibilité de l’emploi que bas salaires. Un syndicat sera finalement créé en 1893 mais les tuileries de Bridgwater auront déjà entamé leur déclin irréversible. La fabrication manuelle de tuiles, spécificité de l’entreprise toujours mise en avant dans les publicités du début du 20è siècle, se révèlera être l’artisan de sa disparition.

Finalement vaincue par la concurrence des ardoiseries mais surtout par les bas prix pratiqués par la concurrence étrangère, éprouvant des difficultés à renouveler son personnel en raison de la dureté et des mauvaises conditions de travail, comme de l’attrait des jeunes pour des entreprises plus modernes, les sites fermeront un à un jusqu’à leur disparition complète dans les années 1960. Les autres tuileries de Bridgwater disparaissent aussi au cours du 20ème siècle, la dernière fermant définitivement ses portes en 1996.

2. Les "perles rares" dénichées en Bretagne

L’enquête de terrain a permis de relever certaines tuiles qui n’entrent pas dans les schémas habituels. Les premières sont les faîtières. La grande majorité des bâtiments couverts de tuiles anglaises ont des faîtières de fabrication française. Toutefois il est possible de trouver des faîtières provenant de Bridgwater. Celles-ci ne sont généralement pas à recouvrement et sont fixées au toit par du ciment.

Plus rares sont les tuiles glaçurées de couleur sombre. Elles sont moins poreuses, donc plus solides (mais aussi nécessairement plus chères) que les tuiles ordinaires et sont présentes dans le catalogue de tuiles édité par Colthurst & Symons. Ce type de couverture de toit représente moins de 0,5% des toitures recensées.

Les tuiles à lucarne dont le centre est évidé en prévision de la pose d’un carré de verre sont excessivement rares en Bretagne. Elles permettent d’apporter un peu de lumière dans les combles. L’enquête de terrain n’a révélé que deux toitures affichant cette particularité.

Notes

[1] B. Murless, Somerset Brick 1 Tile Manufacturers, a Brief History & Gazeteer, SIAS Survey, No 13, p13.

[2] South-West Heritage Centre Records A/EOZ/1/2. Catalogue of products produced by John Browne and Co. (Bridgwater /Ltd), manufacturers of clay roofing tiles, facing bricks, sunscreen units, hollow partition blocks and common bricks. 1963.

[3] C. MacLeod, J Tann, J Andrews & J Stein, Evaluating inventive activity : The cost of nineteenth-century UK patents and the fallibility of renewal data, The Economic History Review, Vol. 56, No 3, p 537-562.

[4] B. Murless, ibid., p. 13.

[5] Census. 1841. England. Hamp, Bridgwater, Somerset. PN: HO107/971. FL 48. BN 2. ED 4. p. 39 et Census. 1851. England. Huntworth Basan, North Petherton, Somerset. PN: HO107/1924. FL 278. SN 73. ED 6c. p. 19. http://www.ancestry.co.uk

[6] Grace’s Guide to British Industry, "Thomas Colmer Colthurst", https://gracesguide.co.uk

[7] Bill Laws, Tile makers of Somerset, 1/02/2015, p. 15.

[8] https://shersca-genealogy.co.uk/2020/07/13/the-symons-family-part-one-humble-beginnings

[9] The London Gazette, 28.08.1873, p. 3960.

[10] Grace’s Guide, ibid.

[11] Bill Laws, ibid.

  • Période(s)
    • Principale : 2e moitié 19e siècle, 1ère moitié 20e siècle

Documents d'archives

  • Archives du Service Historique de la Défense de Brest

    Sous-série, 5 P3 : Inscription Maritime de Paimpol et Tréguier ;

    5 P4 : matricule Bâtiments ;

    5 P5 : armement Commerce ;

    5 P8 : entrées et Sorties Navires, Primes à la navigation ;

    5 P258 et suivants : registres Véritas.

    Service Historique de la Défense de Brest : Sous série, 5 P3
  • Fonds de la presse locale ancienne :

    4 Mi 2 R : Journal de Paimpol ;

    4 Mi R : Le Lannionnais ;

    JP 54 B : Journal de Tréguier.

    Archives départementales des Côtes-d'Armor

Bibliographie

  • Slater’s Royal National and Commercial Directory and Topography of the counties of Berkshire, Cornwall, Devonshire, Dorsetshire, Gloucestershire, Hampshire, Somersetshire, Wiltshire, and South Wales, 1852-53. Manchester and London : Isaac Slater.

    p. 52
  • South-West Heritage Centre Records A/EOZ/1/2. "Catalogue of products produced by John Browne and Co. (Bridgwater /Ltd), manufacturers of clay roofing tiles, facing bricks, sunscreen units, hollow partition blocks and common bricks". 1963.

  • BATT, Michael. MEIRION-JONES, Gwyn. "L’importation et la diffusion des tuiles anglaises du Somerset en Bretagne : premiers résultats d’enquête" In Architecture Vernaculaire, t. VIII, 1984.

  • BERGER, Claude. RACINE, Françoise. Du côté de Perros : Perros-Guirec, des origines à 1945. Collection Recherches et documents, 1994, 445 p. ISSN 1254-95761994.

  • THE ADMIRAL BLAKE MUSEUM. Images of England. Bridgwater. Copyrighted Material. The History Press ; Illustrated edition, 1997, 128 p.

  • PRIGENT, Guy. LEVASSEUR, Olivier. BÖELL, Denis-Michel. Faudacq. Édition Apogée, Rennes, 2003, 112 p.

  • MORRISH, Leslie. Good Night Irene. February Presse, 2016, 224 p.

  • PORÉE, Brigitte et Jean Claude Porée. Faudacq, entre terre et mer. Édition André Soubigou, 2019

  • COLLECTIF. Paimpol sous le regard de Faudacq, catalogue d'exposition. Édition André Soubigou, 2022, 56 p.

Périodiques

  • The London Gazette, 28 août 1873.

  • BATT, Michael. MEIRION-JONES, Gwyn. "L’importation et la diffusion des tuiles anglaises du Somerset en Bretagne septentrionale au XIXe siècle". Tiez Breiz, Maisons et Paysages de Bretagne, n° 6, 1986.

  • BAGGS, A P. SIRAUT, M C. "Bridgwater : Economic history" in A History of the County of Somerset : Volume 6, Andersfield, Cannington, and North Petherton Hundreds (Bridgwater and Neighbouring Parishes), ed. R W Dunning and C R Elrington (London, 1992).

    p. 213-223
  • RACINE, Françoise. "Les tuiles rouges du Trégor". Série d'articles publiés dans le journal Ouest-France du 22 au 26 février 1997.

  • MURLESS, Brian J. "Somerset Brick and Tile Manufacturers - a brief History and Gazetteer". Somerset Industrial Archaeological Society Survey, n° 13, 2000, 54 p.

  • MACLEOD, C. TANN, J. ANDREWS J. STEIN, J. "Evaluating inventive activity : The cost of nineteenth-century UK patents and the fallibility of renewal data". The Economic History Review, vol. 56, n° 3, 2003.

    p 537-562
  • "Baptiste Rannou, mémoire de la commune". Article du journal Le Trégor, 4 novembre 2004.

  • Carribean Sailing Association : newsletter n° 45 septembre 2011.

  • LE DOARE, Roger. "La tuile anglaise en Trégor". Bulletin de l'Association pour la Recherche et la Sauvegarde des Sites Archéologiques du Trégor - ARSSAT, 2014.

  • BATT, Michael. "L’importation de tuiles anglaises du Somerset en Bretagne au xixe siècle : un réexamen après 40 ans de recherches"Archéologie médiévale [Online], Roofing and roofing materials in the Middle Ages, Online since 01 July 2020, connection on 15 November 2022. URL: http://journals.openedition.org/archeomed/25831; DOI: https://doi.org/10.4000/archeomed.25831

  • KERHERVE, D. "Quand les tuiles rouges traversaient la Manche". Article de la La Presse d’Armor, 11 mars 2020.

Documents figurés

  • "Aérodrome de Morlaix", IBCC Digital Archive, consulté le 21 novembre 2022, https://ibccdigitalarchive.lincoln.ac.uk/omeka/collections/document/1524.

Lien web

Annexes

  • Le port de Bridgwater au temps des goélettes
  • Le musée des briques et tuiles de Bridgwater
  • L’industrie de la brique et de la tuile à Bridgwater
  • L'Irene, dernier survivant des voiliers-caboteurs de Colthurst Symons & Co
  • Le trafic maritime des tuiles de Bridgwater
  • Tuiles anglaises sur toits bretons
  • Le passage du chaume à la tuile ou à l'ardoise au 19e siècle
  • L'adaptation des toitures après le chaume
  • Les différents types de tuiles anglaises en Bretagne Nord
  • Un patrimoine en danger
  • Rénovation des toitures en tuiles anglaises
Date(s) d'enquête : 2021; Date(s) de rédaction : 2022