Les chevrinouères de Saint-Jacut-de-la-mer Michel Duédal, ancien syndic des gens de mer.
Les chevrinouères ou chevrenouères ou chevlinouères, étaient chargées de fournir le macrotier en affare. A l'origine, deux équipes de deux femmes étaient "attachées" à chaque canot ; elles se partageaient le travail. La misère étant une nouvelle fois venue dans l'Isle, le patron dut se résigner à en licencier une. Le travail ne diminua pas pour autant et les deux chevlinouères durent doubler leur rendement ; leur rémunération resta ce qu'elle était : un demi-lot chacune (le lot étant la part de pêche d'un matelot). Vers 1930, on comptait encore une trentaine d'équipes de chevlinouères à Saint-Jacut.
Les deux femmes étaient amatelotées, comme l'étaient les matelots au vieux temps de la "bannette chaude", chacune étant la "femme" de l'autre. Quand l'une voulait casser le contrat moral qui les liait, elle annonçait ainsi la couleur : j'vas débarquer d'o ta ma femme ! . Les doublettes se formaient généralement par affinité, mais aussi parfois par nécessité ; ainsi, les petites préféraient s'allier à des grandes : cela leur était bien utile quand il s'agissait de passer les gués, à marée montante. Mise à part la Mère..., maîtresse femme, forte en gueule comme une mareyeuse mais qui savait "entraîner son monde", aucune chevrenouère ne savait nager. Imaginez la panique quand le flot les isolait sur une banche derrière un gué, avec leurs paniers ou leurs sacs de coques. Dans cette situation dramatique, la plus solide disait à sa coéquipière : Applone ta ben à ma femme, j'allons nous lancer à traverser. On raconte encore la triste histoire de ces deux chevrinouères qui, surprises sur leur banc de sable, en Baie d'Arguenon, se laissèrent encercler par la mer. Se voyant perdues, elles attendirent la mort, résignées, assises sur leurs sacs de coques.
Suivant la saison, elles allaient, aux rigadaux (coques), aux mançots (couteaux) ou encore aux catacots (petits crabes coureurs). Les affarous n'aimaient guère ces crabes et encore moins les gros boucs car, plus ou moins bien écrasés, à l'aide d'un pilon, dans une auge de pierre, ils piquaient les doigts. Les femmes se faisaient petites quand elles n'avaient que cela ou des guergoselles (coques crues broyées), à présenter au patron. Celui-ci, le plus souvent, ne voulait pas connaître les difficultés rencontrées sur les grèves, il voulait de la bonne bouette et de préférence du chevlin (frai de crevette).
Le chevrin, ce minuscule frai de crevette, fin comme des cheveux, se pêchait à l'aide d'une grande have, dite applet, de près de quatre mètres de longueur sur deux mètres cinquante de largeur.
La gueule de cet engin était maintenue ouverte, à l'aide de deux quenouilles (manches de bois d'un mètre cinquante environ). Le filet, d'une construction complexe, était fait d'un assemblage de six pièces de toile, taillées dans un tissu de lin à la trame peu serrée. Durant la dernière guerre, le lin étant devenu rare et très cher, les haves furent montées en un grossier tissu de jute, style toile à sommier. Cela ne rendit pas la vie plus facile à nos chevrinouères car ces applets étaient moins pêchants et beaucoup plus lourds.
Les deux femmes tenaient fermement, à deux mains, leur quenouille et traînaient le haveniau dans le plain ou bien songnaient dans les gués jusque sous le Guildo, la jupe retroussée au-dessus du genou, pour être plus à l'aise. Songner c'était remonter un gué en tirant la have, une chevrenouère sur chaque berge s'il était étroit. Les plus faibles étaient obligées de tirer la quenouille à reculons, au risque de chuter en butant sur les cailloux ou en glissant sur la vase.
Cette pêche était un dur travail qui se pratiquait par tous les temps, et souvent de nuit, car le chevrin descend les gués avec le jusant. Il fallait être paré à temps, le moment où sa capture est possible est bref ; il se déplace en bancs très denses mais fugaces. Seules les pêcheuses chevronnées savaient remplir le gousson de leur applet en quelques minutes.
A marée basse, l'Arguenon, au sortir du port du Guildo, divise son lit en de nombreux bras, plus ou moins importants, qui forment tous les gués de la Baie. Ces gués ont la fâcheuse habitude de changer de place. Sur les grèves, on n'est donc jamais sûr de son fait. Le travail de nuit présente maints dangers, mais que dire des nuits de brume ! Beaucoup de femmes, pêche terminée et paniers chargés, poussées par la marée se retrouvaient au pied d'une falaise à escalader au lieu de la plage espérée, encore heureuses si elles arrivaient en haut sans dérubler (dégringoler comme un corps mort).
Certaines chevrinouères préféraient songner dans les essiés que sont, au-delà du Guildo, les lits encaissés, entre deux grandes pentes de vase, l'Arguenon et le Guébriant maritimes. Il leur arrivait de remonter la rivière jusque sous les murs du château de l'Argentaye.
A l'aube, la marée gagnant, la corvée était de gravir les "rabines" boisées qui mènent au plateau de Crehen, en s'agrippant aux arbustes et en essayant d'éviter les ronces et les épines noires. Là-haut, elles retrouvaient le chemin qui mène au Guildo et au petit café où elles se réchauffaient parfois en buvant un mic (café-chicorée).
Avec le chevrin des eaux saumâtres de l'éssié, leur have ramassait beaucoup de doucis ; c'est un minuscule poisson à chair très grasse, guère intéressant. Quand l'affarou disait à "ses femmes" : Y'a plus d'doucis que d'chevlin ! personne ne prenait cela pour un compliment.
A l'étale de morte-eau, les chevrenouères allaient tirer leur applet sur les banches et aux alentours des roches pour prendre le chevlin de mé (mer). Sa couleur rosée le différencie de celui de l'essié plus gris. Elles sentaient que le chevrin était là, au frémissement caractéristique de l'eau sur leurs jambes nues. Cette bouette est fameuse car généralement mélangée à du bué. Ce bué, qui est aussi un frai, possède une grosse tête et un corps transparent ; on le surnomme "yeux d'argent". Les pêcheries en retenaient parfois des quantités appréciables, grâce à leur maillage serré. La seule vue de cet affare, gras juste ce qu'il faut, amenait le sourire chez le plus rébarbatif des affarous.
Après la songne, le gousson plein, il fallait faire le tri parce que le chevlin est très souvent pris dans une masse informe, composée de goui (petites algues) et de grou (graviers-coquilles vides). La have étalée sur la berge du gué, les deux femmes, à genoux sur la vase, effectuaient une délicate opération qui demandait un fameux tour de main. En soulevant le filet, pour lui donner une légère pente, on obligeait la partie vivante et grouillante du conglomérat à glisser alors que la matière inerte demeurait sur place.
Elles rentraient souvent à Saint-Jégu au petit matin, sous la pluie, le rechange "trempé comme une soupe", les vêtements de pêche roulés en boule sur les reins, les manches nouées à la taille. Le lourd panier était calé sur cette bosse. Un foulard, ou un cache-nez en laine, passé dans l'anse, ramené par dessus les épaules et tenu sur la poitrine " à deux mains", le soutenait. L'applet, enroulé en bout de quenouille, trouvait une place sur l'épaule ou sur le panier.
L'arrivée au port ne signifiait pas la fin des misères. L'affare, cela se prépare. Elles devaient faire cuire les coques, arracher les "piquants" des gros boucs ou encore étêter les mançots (ces têtes appelées épinoches, servaient à amorcer les ains ou hameçons). Cela terminé, il restait encore à jouer du pilon.
A cette époque, les mançots foisonnaient. Quand la pêche avait été bonne on en salait, bien écrasés : c'était la bouette de réserve pour la morte eau. Ces périodes de petites marées n'étaient pas favorables à la récolte de l'affare, cela est certain, mais des chevrinouères peu vaillantes y trouvaient une excuse facile. - Mon pauv'gars, disaient-elles au patron, en lui présentant quelques "éculées" de bué, la mé a point descendu ané, les vents sont point bons. Ces femmes-là n'étaient, bien sûr, pas celles attachées aux meilleurs bateaux. Si, suivant leurs dires, c'est pas celles qui pêchent la bouette qui mangent le pouésson, il n'empêche que les bonnes chevlinouères faisaient les bons bateaux. Les plus expérimentées d'entre elles étaient très recherchées. Elles comprirent l'intérêt qu'elles pouvaient en retirer et exigèrent d'être rétribuées à trois quarts de lot. Cela excita les jalousies et la paix ne régna pas toujours sur les grèves. On raconte que les chevrinouères qui connaissaient de bons coins dans l'éssié mettaient des bougies allumées dans des betteraves, creusées et percées de deux trous, pour faire peur à leurs collègues et les dissuader de venir dans leurs eaux.
Rude métier, rudes femmes, rudes équipages !
Les hommes cotisaient obligatoirement à la caisse des Invalides de la Marine ; les femmes point. L'une d'elles me disait : On l'a pourtant ben gagnée cette pension qu'on n'touche point ! .