Extraits de l'entretien avec Yves Treussard, né en 1935, à L´Armor Pleubian, ancien contremaître de l'usine de Pleubian
Le 16 mai 2007, Nathalie Le Barbier
A quelle période avez-vous travaillé à l´usine ?
J´ai commencé à 25 ans donc en 1960 et c´était Monsieur Maton qui était directeur.
Quelle était votre fonction là-bas ?
Au début quand j´ai commencé, je travaillais au laboratoire, je faisais des contrôles. J´étais venu de Clermont-Ferrand où j´avais eu un CAP d´aide comptable. J´avais travaillé pendant deux ans à Clermont-Ferrand. Ensuite quand c´est devenu la CECA (dans les années 1975), je faisais mon travail d´aide comptable, j´étais au prix de revient pour toute la fabrication.
Quelle (s) évolution (s) y a-t-il eu quand ça a changer de patron ?
Plein de trucs ont changé. Le mode de fabrication d´abord, ça s´est modernisé alors pour faire de l´alginate on faisait cuire dans des bacs avec du carbonate de soude. Les algues venaient de la mer ou bien étaient séchées. On les mettait dans des bains d´eau puisqu´il y avait une station de pompage qui amenait de l´eau de Kervion, de Lanmodez, à l´usine. C´était déjà pas mal moderne : la station de pompage envoyait de l´eau à 2 km même de Saint Antoine, elle envoyait de l´eau à l´usine. Il fallait des quantités énormes d´eau pour transformer les algues en alginates. Au début, on mettait l´eau dans des cuves de 20m3 environs dans on mettait des algues sèches (5 tonnes). Et on brassait tout ça avec du carbonate de soude et on laissait cuire pendant 12 heures ou 18 heures. Et là pour les faire macérer, les gens avaient des grandes tiges de ferraille et on brassait ça toute la journée ; on travaillait nuit et jour. Il y avait 3 équipes qui faisaient les trois huit. Pendant longtemps il y a eu trois ou quatre équipes, il y avait deux fois douze heures. Donc les gars, ils brassaient ça avec des grands radeaux, ils étaient à deux ou trois sur le bout des cuves qui faisaient 20 m de long sur laquelle on mettait l´acide alginique et ça flottait en surface.
Savez-vous comment c'est fabriqué ?
A partir des algues, du carbonate de soude puis précipité à l´acide sulfurique pour faire de l´algine et l´algine flotte et tout ça, ça a été remplacé, quand on est devenu CECA par des agitateurs. Au lieu que les gars viennent brasser avec des bâtons on avait mis des grands moteurs, des hélices qui tournaient les algues. Sur la cuve où l´acide alginique était récupéré, ils avaient mis des grands batteurs avec des câbles, des chalons tout le long qui ramassait l´acide alginique qui était décanté et qui allait dans la presse. Dans les malaxeurs ça n´avait pas beaucoup évolué, c´était à peu près pareil, ils mettaient de l´acide alginique pour neutraliser avec du carbonate de soude et d´ammoniaque suivant la destination. Pour les séchoirs, ça n´avait pas beaucoup amélioré, ils avaient amélioré le rendement des séchoirs peut-être.
Par contre la façon de vivre des gens, ça a évolué terriblement. En même temps que les alginates, ils faisaient aussi de l´iode pour faire de la teinture d´iode. Ils faisaient des pains de soude, ça date de 1900.
C´était pendant la guerre ?
Avant la guerre même, ils brûlaient des algues dans des petites cabanes sur le sillon. Oui, ils avaient fabriqué avec des parpaings des cabanes. Il y avait pas mal de végétation sur le sillon. Ils avaient un petit cabanon et chacun faisait brûler les algues entre les pierres, dans un petit four. Et ils ramassaient à la fin un pain de soude qu´ils vendaient ici à Monsieur Richard. C´est Richard le premier chimiste qui était venu de Hollande ? Il utilisait ça pour faire de la teinture d´iode. Et en même temps que les alginates, ils faisaient encore de l´iode mais là c´était extrait du jus du premier lavage des algues. Et là les gars, ils étaient payés au lance pierre, du temps où c´était Maton bien sûr et comme prime on leur donnait un caisse de vin quand ils avaient bien travaillé. Et quand on est devenu CECA, tout de suite on a eu des avantages qu´avait tout le groupe CECA. Car c´était quand même 5 usines partout en France et on a eu tous les avantages : le mois double en fin d´année, la prime de vacances 30%, les heures majorées. D´ailleurs tous les ouvriers qui sont en retraite de la CECA, ils ont tous une bonne retraite puisqu´il y avait la retraite de l´industrie chimique et la retraite complémentaire donc les gars qui ont travaillé suffisamment d´années, la différence de paie de retraite, de salaire était importante.
Est-ce qu´il y avait un comité d´entreprise dans l'usine ?
Oui il y avait un comité d´entreprise très important !
Au temps de la CECA ?
Oui et chaque usine avait son comité d´entreprise ; il avait 0,5% des salaires à peu près. N avait des séjours à la neige pour les enfants, des arbres de noël très conséquents : des jouets qui auraient coûté aujourd´hui 40 ou 50 euros.
Je pensais qu´il y avait un comité d´entreprise important au temps de Maton
Au temps de Maton, il n´y avait rien du tout. Je ne sais même pas si il y avait un syndicat. Le syndicat a été créé quand on est devenu CECA parce que moi j´étais déjà syndiqué.
Avait-il eu des licenciements ?
Non il n´y a pas eu de licenciements. Au lieu de 2 équipes de 12, ils ont fait 3 équipes de 8. Le personnel a été gardé. Ils ont fait beaucoup plus de broyages après. Puisqu´il n´y avait pas suffisamment d´algues en Bretagne, on a fait venir des algues d´Amérique du Sud, d´Irlande avec des trains complets d´éclonia qui venaient d´Afrique du Sud. Elles arrivaient en gare de Paimpol. Ce sont des grands troncs d´algues. Ca devait être un peu comme des stipes. C´était broyé et on mettait ça en sacs de 50 ou 60 kg et ça faisait comme des morceaux d´écorces et ça arrivait en gare de Paimpol.
Il n´y avait pas de gare par ici ?
Ah non non ! La gare de Pleubian a été supprimée très tôt après la guerre. Les produits arrivaient à Paimpol et l'entreprise de transport Kerfan, acheminait les algues jusqu´à l´usine.
Vous êtes originaire de la Presqu´île ?
Oui, je suis originaire de L´Armor Pleubian, mes parents y sont nés, mon grand-père y est né aussi. Il est né d´une fille mère, et apparemment il aurait été conçu dans une des cabanes d´algues. Enfin, ça c´est une histoire parce qu'on n'a jamais su qui était son père. On a supposé que c´était un Islandais puisqu´il y avait des bateaux qui faisaient naufrage et qui étaient accueillis dans des familles en attendant d'être rapatriés. Il aurait été bien réchauffé dans les jupes de ma grand-mère qui l'avait bien couvé.
Est-ce que vus aimiez votre métier, vous plaisiez vous à l´usine ?
Ah oui j´avais un boulot qui me plaisait : j´étais comptable et j´étais responsable de tous les achats pour l´entretien pour la manutention. Et en plus, je faisais les prix de revient de l´acide alginique, de l´alginate, du produit fini en fonction du matériel et des investissements. Je m´occupais aussi des heures et de l´organisation du travail des gars et tous les matins quand ils pointaient, je savais qui était présent. Pour moi, c´était un boulot intéressant. D´ailleurs après que l´usine eut fermé, c´est moi qui ait relancé la SETALG en 1985. 5 ou 6 copains se joints à mon initiative : Jean-Yves Simon, conseiller général et un gars de Lannion qui fut conseiller ministériel pendant longtemps. On avait acheté une machine dans le Finistère pour broyer les algues (5000frcs), et là on s´est aperçu qu´on était truandé parce que la boîte nous avait fourni la machine, nous achetait la farine d´algues quasiment au prix coûtant ! Et un jour, on s´est rendu compte qu´il vendait directement la marchandise à des prix très supérieurs au prix d´achat. C'est à ce moment là que j´ai arrêté. Et l'entreprise a été revendue au groupe privé Rouillé. J´ai été responsable de cette structure pendant 4 ou 5 mois. Quand j'en étais le responsable, on bossait, on bossait, mais j´avais embauché des jeunes qui se sont foutus de moi. J´avais placé un jeune électromécanicien et un jour, je suis arrivé et j´ai entendu les pompiers passer. Je suis revenu pour rendre service, c´était la nuit ; cet employé devait commencer à 6h, et il n´est arrivé qu´à 8 heures, trop tard. Alors j´ai fini par licencier le jeune qui était chef et j´ai arrêté.
Et est ce qu´il y avait des soucis avec l´environnement ?
On n´était pas 'écolo' à cette époque. On rejetait tout à la mer. Les pierres au bout du quai étaient blanches avec l´acide sulfurique
Combien de temps est-ce que vous travailliez ?
Au début, on travaillait 6 jours par semaine et 8 heures par jour. Et après, on a eu une journée de repos.
Qui étaient les clients de l´usine ?
Les papeteries Vallée de Belle-Isle-en-Terre étaient de gros clients pour l´alginate. C´était un des premiers clients à acheter l´alginate car cela sert beaucoup dans la papeterie. C´était à l´époque de Maton. Il y avait aussi des fonderies ; pour le moulage des pièces, on imprégnait le moule d´alginate. L´alginate était aussi utilisé pour les empreintes dentaires. On n´avait pas de clients l´étranger. Par contre on faisait venir de l´alginate d´Amérique. 'Alginate Industry ', quelque chose comme ça ! On n´en avait pas suffisamment ou bien peut-être qu´il était de mauvaise qualité.
Il y avait des chimistes ?
Oui. Au laboratoire, il y avait Monsieur Richard père, après on a eu des gars comme Kenaon, Pierre Labare qui a travaillé longtemps là-bas. Il avait appris sur le tas ! Il avait fait quelques recherches et je ne suis pas certain qu´il n´ait pas fait quelques découvertes. Le fils Richard a fait ensuite des études de chimie et a pris la direction. Au laboratoire, entre la recherche et les contrôles, ils étaient à 4 ou 5 employés. Et dans les bureaux, il y avait 4 ou 5 aussi. Il y avait des secrétaires, il y avait beaucoup de filles de Pleumeur-Gautier. Elles venaient tous les jours travailler en vélomoteur. Tous les ouvriers venaient en vélo pratiquement.
Comment viviez-vous pendant la Seconde Guerre ?
Pour nous faire vivre ma mère travaillait dans les fermes et elle ramassait du goémon. Beaucoup d´agriculteurs venaient prendre du goémon au sillon. Ils venaient de Lézardrieux, plus loin même, de Plourivo, de Plounez, Ils venaient avec des charrettes, 3 ou 4 chevaux et ils se relayaient un peu pour monter la côte et ils se prêtaient les chevaux. Le goémon d´épave appartenait aux gens du coin. En hiver chacun voulait avoir sa part et ils se battaient pour avoir du goémon, pour savoir qui en aurait le plus. Jusqu´au jour ou mon oncle, Yves Briand est revenu de la guerre.
Qui était Yves Briand
Il tenait le dernier sou. C´était mon oncle et mon parrain. Quand il est revenu de la guerre, il avait travaillé dans des fermes en Allemagne et c´était le progrès par rapport à la France. D´après lui, il y avait au moins 20 ans d´avance sur nous en Allemagne dans les fermes. Et quand il a vu les gars ici se battre pour le goémon, il a dit vous êtes complètement fous. Ça sert à quoi, on va tous se mettre à dos. Il a décidé d´attendre que le goémon vienne à la côte tout seul. Quand il aura fini de monter, on le divisera en lots à peu près égaux et on tire au sort pour savoir à qui revient chaque lot. A partir de ce jour, les gens ne se sont plus battus pour avoir le goémon.
Chaque ferme dans le coin avait sa partie de grève. Il y avait la place de Kermel, de Kermenguy.
Il y a encore beaucoup de personnes qui ont travaillé à l´usine qui sont sur L´Armor ?
Oui, il y a un gars qui était chef d´équipe Michel Rocher, Michel Vaillant qui était chef d´entretien. Il habite à Run Traou.
Est-ce que les produits que vous utilisiez étaient-ils toxiques ?
Le carbonate de soude était toxique pour les poumons à cause de la poussière. Par contre les gars qui travaillaient l´iode à partir des pains de soude, bénéficiaient de primes, en particulier lorsqu'ils avaient bien travaillé (une caisse de vin). Ils étaient noirs et pleins de poussières. Je ne crois pas qu´il reste encore des personnes qui ont travaillé là bas encore vivantes. A notre époque, l´usine faisait encore de l´iode. Quand, ils sortaient de là-dedans, les hommes étaient noirs, il n´y avait pas de douche. On a eu des douches quand on est devenu CECA. Il n´y avait pas de douches dans les maisons particulières à cette époque.
Il y avait des femmes qui travaillaient dans l´usine ?
Il y en avait quelques unes. Alice Le Berre, Yvonne Morvan (Titine Morvan), elles marquaient les sacs qui servaient à expédier l´alginate. Il fallait écrire l´adresse du destinataire à la peinture sur le sac de jute. Il devait y avoir quelques femmes qui travaillaient à l´intérieur de l´usine pour mélanger les poudres et tout ça. Il y avait beaucoup de jeunes filles.
Elles étaient bien intégrées ?
Oui.
Et les goémoniers ?
Au début que je travaillais dans l´usine, les goémoniers venaient du Finistère, ils dormaient dans l´usine. Ils avaient des dortoirs et une pièce où ils faisaient leur popote eux même. On leur achetait un cochon en début de saison. Il y avait les Pors, les Tanguy. Ils avaient un bateau fourni par l´usine. Les premiers bateaux étaient à voile et ensuite des bateaux qui fonctionnaient avec des moteurs de voiture.
Il y avait beaucoup de goémoniers de rive ?
Oh oui ! . Beaucoup de gens ont acheté des tracteurs mais ça c´était peut-être après quand on est devenu SETALG. Les algues brunes et rouges servaient à faire de l´alginate (à part les laminaires), le fucus servait plutôt à faire des farines. A la fin, on a réussi à faire des alginates avec le serratus. Les farines servaient dans l´alimentation animale.
Quand on a crée la SETALG, on a eu besoin des goémoniers de rive. Les laminaires étaient trop chères et on démarrait. Les goémoniers n´avaient pas d´argent pour acheter du matériel. C´était les anciens goémoniers de l´usine. Du coup, ma femme et moi avons prêté de l´argent aux goémoniers. On récupérait un petit peu d´argent tous les mois sur la livraison des algues.
Marcel Gélard a essayé le chaland et la suceuse pour la SECMA et ça n´a pas marché. Mon fils qui y travaille est allé avec lui pour essayer la machine. Mais je pense que les concepteurs ont eu une bonne idée mais que la technique n´est pas assez développée. En revanche, le scoubidou abîme beaucoup les fonds.
Les goémoniers séchaient les algues sur le sillon, sur les dunes et dans les champs. J´ai l´impression que les plantes du sillon repoussaient bien là où on faisait sécher le goémon sur le Sillon. Le Sillon a tellement évolué. Parfois, on allait chasser le lièvre sur le Sillon. Mais il a été détruit par les allemands, ils ont sortis des milliers de tonnes de sables et de galets pour faire leurs blockhaus à l´île à Bois, Plounez. Les entrepreneurs après la guerre pillaient le Sillon pour faire leurs maisons et même l´usine pour fabriquer les grands bâtiments. Il y avait 3 ou 4 gars qui allaient en camion sur le sillon chercher la matière et ils faisaient ça toute la journée. Et ils faisaient des parpaings.
Parmi les goémoniers finistériens, il y a toute une famille Tanguy qui est restée dans le coin.